Nouvelles

Retrouvez ici des textes d'ambiance dans l'univers de Fils des siècles.

La première nouvelle, Le Dilemme, est signée Benoît Chérel en 2014. Elle a été publiée dans le kit de découverte de la bêta du jeu de rôle.

Le Dilemme

Les ors du trône vide scintillaient à la lumière dansante des chandeliers de la grande salle plongée dans une semi obscurité. Sur les marches de pierre, le corps sans vie du souverain gisait là, les bras écartés, les jambes dans une position improbable et la tête en bas. Sa couronne inutile avait roulé plus loin sur le sol.

À quelques pas, un homme en grande tenue de ministre et à la barbe finement taillée allait et venait nerveusement, ses chaussures élégantes claquant sur les grandes dalles . Sans y penser, il remonta la manche de sa tunique dorée pour se gratter une étrange couche d’écailles qui lui dévorait la peau de l’avant-bras. Cela semblait l’apaiser. Il était si profondément plongé dans sa méditation qu’il n’entendit pas arriver une femme d’apparence jeune mais aux traits secs et sévères, vêtue d’une simple tenue de servante et pourtant aussi à l’aise que si elle siégeait habituellement dans cette salle. Elle considéra le cadavre du roi sans sourciller avant de se tourner sans hésiter en direction du ministre pour l’interpeler durement, visiblement furieuse.

« Tu n’as pas pu faire ça, Hamar, je n’y crois pas. Tu es bien au-dessus de ces méprisables petites luttes politiques. Nous sommes frères et sœurs ! Nous sommes immortels ! Pourquoi chercher à gravir les marches du pouvoir quand nous pouvons courir le long des couloirs du temps ?

– Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes, petite sœur, répondit le ministre en haussant les épaules, nullement surpris de trouver la femme devant lui quand il releva les yeux. Tes pensées sont depuis longtemps embrumées par l’esprit du monstre que nous avons terrassé autrefois. »

Enya soupira, visiblement fatiguée des réactions puériles de son vieil ami immortel. Tout était si parfait entre eux autrefois ! Elle s’avança d’un pas dans sa direction, les mains ouvertes, souriante.

« Il n’est pas trop tard pour faire amende honorable, mon cher Hamar. Jamila te pardonnera si ton poulain se rétracte… »

Le grand ministre s’arrêta et haussa les épaules.

« Pourquoi ferait-il ça ? Sur mon ordre ? Tu penses qu’un mortel aux portes du pouvoir suprême acceptera de céder sa place sur simple demande de son éminence grise ? Et tu crois que j’en ai envie ? Enya, Enya, Enya… Ne va pas croire que j’ai agi inconsidérément. C’est dur, je sais… Pour nous tous. Mais j’ai fait ce qu’il fallait faire. Nous devons impérativement rompre le lien… Et c’est un chemin qui passait par la mort du protégé de Jamila.

– Rompre ? » Enya paraissait dévastée. « Mais pourquoi ? Que t’est-il arrivé, mon bon Hamar, pour que tu en viennes à refouler ce qui fait de nous une entité unique, ce qui nous donne notre force commune ? L’esprit nous unit, Hamar. Sans lui, nous sommes… seuls !

– Non Enya, nous sommes immortels ! Pas seuls. Les hommes naissent et meurent autour de nous, mais nous restons forts. Le rocher ne se soucie pas de l’herbe qui pousse autour de lui.

– Mais chaque caillou appartient à la montagne… Comment peux-tu vouloir avancer seul, mon ami ? »

Le visage d’Hamar s’éclaira. Il cessa de se frotter le bras et recommença à déambuler lentement dans la salle.

« Libérer l’esprit ne nous rendra pas seuls, petite sœur… Seulement libres. Crois-tu qu’il soit plaisant de le voir contrôler notre corps quand bon lui chante ? De l’entendre raconter vos petits secrets dans le coin de mon oreille dans l’unique but de me tourmenter ? Ce monstre qui cherche à fuir le monde des vivants est mort il y a bien longtemps et la subsistance de son esprit n’est qu’une anomalie qu’il est temps de corriger ! »

Triomphante, Enya s’interposa devant le ministre, qui s’approchait des chandeliers. Elle souriait, sûre d’elle.

« C’est donc ça… Les petits secrets… Mon pauvre Hamar, tu es toujours amoureux de Jamila, c’est ça ? »

Le grand ministre se mit à rougir avant d’éclater.

« Tu es folle ! Comme si je m’intéressait encore à cette ridicule petite fanfaronne ! Tu crois vraiment que je risquerais ma place pour ses beaux yeux ? Elle n’a qu’à se garder son héroïque Donaq ou ses stupides gardes royaux. Je suis bien au-delà de tout ça.

– J’en ai bien peur… Tu t’éloignes de nous, Hamar. L’amour te permet de rester humain… »

Hamar l’écarta de la main pour la contourner, visiblement énervé.

« La haine aussi, à ce train-là ! Tu es naïve et ridicule, de croire qu’on pourrait conserver un statu quo. Nous sommes immortels, mais le monde change. Si nous ne changeons pas aussi, nous serons détruits.

– C’est vraiment ce que tu crois ? demanda Enya en se tournant vers lui. Tu veux quitter notre groupe… juste pour le changement ?

– Je ne veux pas le quitter, je veux détruire l’esprit qui nous lie. Si le destin nous garde ensemble, je n’y vois pas d’inconvénient. Mais je refuse que notre connexion nous soit imposée par un monstre mort depuis des siècles. Chaque jour je le sens, tapi au fond de moi, guettant la moindre chance de me jeter sur le bord de la route et me voler mon propre corps. C’est une véritable malédiction qui nous hante !

– Mais l’esprit peut être bien utile, si tu sais l’amadouer… Puisqu’il est en chacun de nous, il est notre messager invisible, il nous permet de communiquer au-delà de la distance, dans l’instant.

– C’est une menace ? Tu es en train de me dire que Jamila est déjà au courant ?

– Bien sûr qu’elle l’est, mon brave Hamar ! L’esprit est notre meilleur atout, pourquoi ne pas l’utiliser ? C’est uniquement parce que tu t’évertues à l’étouffer qu’il ne te rend pas service comme à nous. Tu l’as muselé, rendu furieux… Ou tout simplement incapable de communiquer avec toi.

– Tu me fais bien rire, Enya, avec tes grands sentiments mal placés. Je te rappelle que cet esprit se languit de réaliser son destin… Et que vous faites absolument tout pour l’en empêcher ! »

La femme fronça les sourcils, visiblement ennuyée.

« Son destin, si on veut bien le croire, consiste à déclencher une guerre qui ferait des milliers de morts innocents. Tu te rends compte ? Tout ça pour libérer un esprit qui nous rend tant de loyaux services ?

– C’est votre esclave, et un de la pire espèce, emprisonné dans nos corps. Moi, j’ai soif de liberté, Enya, et je ne supporte plus cette hypocrisie. Je ne suis pas une prison.

– Je ne te laisserai pas semer le chaos pour épancher ta soif, Hamar.

– Moi non plus, ajouta alors une voix de basse qui venait du côté de la salle.

– Ni moi », compléta une quatrième, féminine et sensuelle.

Un homme grand aux longs cheveux en queue de cheval et qui portait une armure de cuir peinte aux armes du royaume sortit de l’ombre à droite. Le visage régulier, le regard intense, il avait une expression d’une grande gravité. Dans le dos, une longue épée étincelant à la lumière des hauts chandeliers de la salle. De l’autre côté, une femme brune, une grande beauté aux gestes félins, vêtue d’une longue robe blanche traînant sur les dalles froides. Les deux s’approchaient lentement d’Enya et Hamar.

« Vous… Vous êtes déjà là ? s’étonna ce dernier.

– Nous savons tout… dans l’instant, répondit Jamila dans un sourire, en claquant des doigts. Et nous accourons quand tu menaces de commettre l’irréparable.

– Ce que je m’apprête à faire, c’est ce que nous aurions tous dû chercher à accomplir depuis le début. Comment pouvez-vous accepter de vivre avec l’esprit de notre victime présent en chacun de nous ?

– N’essaie pas de nous en priver, Hamar, menaça Donaq d’une voix grave.

– Tu es aveuglé par tes passions, malheureux ! » tenta Hamar… Mais le guerrier resta inflexible.

« Qu’allez-vous faire, alors ? Me tuer ? Pff. Je suis l’un d’entre vous. Nous sommes liés. Vous ne pouvez rien contre moi. »

Les autres se regardèrent. Ils ne se parlaient pas mais à l’évidence ils communiquaient entre eux par autre chose que le regard.

« Il me déteste ! s’écria Hamar, qui commençait à paniquer. Il fera tout pour que je meure !

– Au contraire, mon frère, répondit Enya avec un sourire à la fois triste et cruel. Il est devenu ton meilleur avocat… Après tout, comme tu le dis, tu es le seul à vouloir le libérer de nos corps… »

Jamila frappa dans ses mains.

Depuis les ombres autour d’eux, des silhouettes s’avancèrent à leur tour, dans un effrayant cliquetis métallique. Les soldats du roi se positionnaient tout autour de la salle.

Hamar regardait son destin se sceller à mesure que les hommes d’armes entraient. Ses trois meilleurs amis reculaient maintenant vers la porte principale, la mine basse.

Ils n’avaient rien compris. En le sortant du quatuor, ils se condamnaient à fusionner avec l’esprit du monstre… Un choix terrible et paradoxal puisque l’esprit en question ne voulait qu’une seule chose… Abandonner ces corps qui l’emprisonnaient pour enfin gagner le repos.

« Esprit, sauve-moi ! » hurla Hamar tandis que les soldats refermaient le cercle sur lui.

Benoît Chérel, 2014